Nouadhibou chef-lieu de l’émigration sauvage
Près de trente-quatre Africains ont été arrêtés lors de leur traversée clandestine vers l’archipel espagnol des Canaries, où affluent chaque année, au péril de leur vie, des milliers de victimes d’un trafic d’être humains organisé à partir des ports d’Afrique de l’Ouest.
REUTERS/JUAN MEDINA
ienvenue à “Kandahar”, en Mauritanie. “Kandahar” n’est pas ici le fief des talibans, mais le surnom d’un morceau de désert grand comme un mouchoir de poche, qu’aucune carte ne recense, qu’aucune route goudronnée ne traverse, un no man’s land quelque part entre deux frontières en pointillé, celle qui sépare la Mauritanie et le Sahara occidental, occupé par les Marocains.
A Kandahar, il n’y a rien. Pas de maisons d’habitation, mais un décor lunaire, un soleil d’enfer, et un marché de véhicules d’occasion venus de la lointaine Europe où valsent les plaques d’immatriculation. A quelques centaines de mètres de là, il y a aussi un minuscule poste-frontière mauritanien en dur, peinturluré d’un vert criard.
A l’ombre des murs du bâtiment, accroupis ou allongés les uns contre les autres, 81 Sénégalais attendent depuis quelques heures, ce samedi 18 mars en fin de journée. Le plus jeune a 17 ans et le plus âgé 56 ans. Ce sont des émigrés clandestins que la marine marocaine a récupérés, six jours auparavant, à quelques centaines de kilomètres plus au nord, au large des côtes du Sahara occidental. A court de carburant, leur pirogue dérivait, après avoir essuyé une tempête qui leur avait fait dépasser les îles Canaries, leur objectif, sans qu’ils le sachent.
Les Marocains les ont secourus. ” Ils nous ont bien traités”, souligne celui qui fait figure de chef. A tous, les Marocains ont distribué de la nourriture et des cigarettes avant de les descendre par autocar vers le sud et de les déposer à proximité du poste-frontière de Kandahar. Ils y sont restés, dans l’attente d’un autre véhicule qui devrait les acheminer à une cinquantaine de kilomètres de là, à Nouadhibou, avant un probable rapatriement vers le Sénégal.
Mais Nouadhibou, le grand port le plus au nord de la Mauritanie, n’a pas de centre d’hébergement. Les commissariats de police débordent de clandestins subsahariens. La Croix-Rouge mauritanienne, vaille que vaille, en prend en charge plusieurs centaines. Reste ceux qui ont été raflés les jours derniers dans les rues de la ville, ceux que la marine mauritanienne a interceptés en mer, ceux surtout récupérés par les Marocains au Sahara occidental.
Malek, 18 ans, est de ceux-là. Un fin bracelet de perles en plastique multicolores au poignet, le jeune homme raconte volontiers son odyssée. Il faisait partie d’un groupe de 37 Sénégalais et Maliens dont l’aventure a failli mal tourner en pleine mer. Ils avaient embarqué dans la nuit du 7 au 8 mars à Nouadhibou à bord d’une pirogue de pêcheurs. Le voyage en mer jusqu’aux Canaries devait durer trois à quatre jours.
Rien ne manquait : ni les deux moteurs (dont un de rechange), ni les 18 bidons d’eau et de carburant, ni la nourriture (du riz, des pâtes, du lait). Chaque passager avait revêtu un ciré de pêcheur et des bottes pour lutter contre le froid la nuit ; chacun avait enfilé un gilet de sauvetage et enveloppé des vêtements de rechange dans un sac de plastique.
” Au début, tout s’est bien passé, poursuit Malek Mais il y a eu une tempête pendant deux jours. J’avais pas peur. Je priais. On vomissait tous. Puis le GPS (l’appareil qui donne la position du navire) est tombé en panne, foutu. On a dérivé. A la fin, on n’avait plus d’eau, plus de gazole, plus de nourriture. On est resté une journée sans manger. ” Les gardes-côtes marocains leur ont sauvé la vie. ” Ils nous ont repérés et conduits à El Layyoune (la principale agglomération du Sahara occidental) pour nous soigner. Ensuite, ils nous ont déposés à la frontière avant de nous balayer vers la Mauritanie. Ils ont gardé le capitaine de l’embarcation et deux autres personnes.” Est-il prêt à retenter l’expérience ? Malek n’hésite pas une seconde. Oui, bien sûr. Ses compagnons font la même réponse, à quelques exceptions près.
L’aventure est pourtant risquée. ” Depuis le début de l’année, le bilan officiel est de 90 morts, mais il est sans doute plus proche de 300 “, fait valoir le directeur de la police de Nouadhibou, Yahfdou Ould Amar. Pour le représentant local du Croissant-Rouge mauritanien, la réalité est encore plus dramatique : Ahmedou Haye avance le chiffre de plus d’un millier de victimes. Une note interne de la garde civile fait même état de 1 200 à 1 600 clandestins noyés en quarante-cinq jours à la fin de 2005, alors qu’ils tentaient de gagner les Canaries.
Les autorités locales ont été surprises par le phénomène, apparu il y a moins de trois mois. “Nous sommes désemparés”, reconnaît le préfet de la ville, Ahmed Yahia Ould Cheïkh. Non pas que Nouadhibou ait vécu jusqu’à présent coupée du monde. Avec ses quelque 20 000 étrangers (un habitant sur cinq) pour faire les “petits métiers” que les Maures méprisent, un port minéralier où les navires font la queue pour charger le minerai de fer acheminé par le “train du désert”, des côtes parmi les plus poissonneuses du monde, qui attirent des chalutiers de toutes nationalités, Nouadhibou cultive depuis toujours une tradition de ville ouverte et cosmopolite.
Simplement, les routes de l’émigration clandestine ignoraient le port mauritanien. Elles empruntaient une autre direction. “Les réseaux de passeurs prenaient en charge les Subsahariens à partir de Dakar, au Sénégal, et les déposaient directement au Sahara occidental, sur la côte en face des Canaries. La route passait par l’est de la Mauritanie. Personne ou presque ne transitait par notre ville” , explique le lieutenant-colonel Mayef, le patron de la gendarmerie de Nouadhibou.
Conséquence des pressions espagnoles, Layyoune n’est plus la porte d’entrée naturelle vers les Canaries. Nouadhibou, qu’une route goudronnée relie depuis moins d’un an à Nouakchott, la capitale, a hérité du rôle. L’organisation des filières, elle aussi, a changé. Le “clés en main” qui était proposé aux candidats au voyage a disparu avec la fermeture du Sahara occidental. Lui a succédé une sorte d’autogestion de l’émigration sauvage. “Des clandestins se regroupent par communautés à Nouadhibou et préparent eux-mêmes leur périple, même s’ils font appel sur place à des “facilitateurs” sénégalais ou mauritaniens”, assure le lieutenant-colonel Mayef.
Le chef de la gendarmerie dit sans doute vrai. Au “garage” de Nouakchott – le lieu d’où partent les taxis collectifs pour Nouadhibou (les tarifs de la course sont de 13 euros) -, défilent toute la journée de jeunes Subsahariens reconnaissables à leur maigre balluchon et, paradoxalement, à leur discrétion. “On en transporte plus d’une centaine par jour”, affirme un chauffeur de taxi.
Qu’ils soient sénégalais, qu’ils viennent de Gambie, de Guinée-Bissau ou du Cap-Vert, tous sont passés le plus légalement du monde (une pièce d’identité suffit) par Rosso, la ville-frontière entre le Sénégal et la Mauritanie. Les Maliens, eux, ont emprunté la “route de l’espoir”, beaucoup plus à l’est.
Aucun candidat à l’émigration ne s’attarde à Nouakchott. Cap sur Nouadhibou, 500 kilomètres plus au nord, où chaque communauté a son quartier. Les Ghanéens vivent dans le “quartier d’Accra” (du nom de la capitale de leur pays), les Sénégalais – les plus nombreux – dans la cité de “la Reguib” et de “Guirane”… Le reste est affaire d’organisation et de finances.
Des groupes de candidats au grand voyage se forment. Ils associent une quarantaine de personnes d’une ou deux nationalités. L’argent, envoyé par la famille restée au pays ou des parents installés en Europe, voire aux Etats-Unis, arrive à Nouadhibou via les sociétés spécialisées du type de Western Union. Tout compris, le voyage vers les Canaries coûte 500 à 600 euros.
Acheter une pirogue n’est pas un problème. La pêche traditionnelle est en crise et, dans le port artisanal de Nouadhibou, plusieurs centaines d’embarcations en bois ou en fibre de verre cherchent preneur. Pas davantage de difficultés pour se procurer un GPS. Les appareils made in Taïwan fleurissent dans les boutiques du port à des prix abordables (200 euros). Ceux qui en maîtrisent le maniement feront office de capitaines. En contrepartie, ils ne paieront pas le voyage.
Il ne reste plus qu’à choisir le jour, ou plutôt la nuit, du départ. Et à fixer le lieu du rendez-vous. Il peut être n’importe où tant la côte sablonneuse est accessible.
La suite est affaire de météo, de préparation, de chance. Mais pas uniquement. Depuis quelques semaines, les autorités, aiguillonnées par les Espagnols, multiplient les patrouilles. Nouadhibou n’est plus synonyme d’étape sans histoires avant les Canaries.
L’écho de ces difficultés est parvenu plus au sud, jusqu’à Saint-Louis. Le port sénégalais est donc à son tour gagné par la fièvre de l’émigration. Il voit partir d’autres pirogues en route vers les îles espagnoles. Longues de plus d’une vingtaine de mètres, elles peuvent accueillir près de 80 passagers pour un voyage annoncé de six à sept jours. Si tout va bien.
Les Sénégalais échoués à Kandahar étaient de ceux-là. Lorsqu’ils seront rentrés à Saint-Louis, leur point de départ, ils iront, disent-ils, demander des comptes au propriétaire de l’embarcation, un certain Massek. ” Il est très riche. Il a beaucoup de bateaux. On va batailler pour qu’il nous rembourse”, disent-ils avec véhémence.
Chacun d’eux a versé l’équivalent de 1 000 euros. S’ils récupèrent une partie de l’argent, certains l’investiront pour tenter de forcer à nouveau les portes de la forteresse Europe.