François Soudan, journaliste et bel ami des présidents africains
Le Monde.fr Le 11.12.2015 à 12h52 • Mis à jour le 11.12.2015 à 19h44
François Soudan sur le plateau de RMC, le 6 décembre 2013.
Le 16 octobre, un étrange ballet a eu lieu devant le siège du magazine Jeune Afrique à Paris. Trois fourgonnettes de policiers ont pris position, rue d’Auteuil, pour parer d’éventuels débordements à la suite d’un appel à manifester lancé par des mouvements d’opposition congolais. L’objet de leur courroux ? Un sujet plutôt : François Soudan, le directeur de la rédaction, coupable à leurs yeux d’avoir approuvé le référendum convoqué par le président du Congo-Brazzaville, Denis Sassou-Nguesso, pour tenter de conserver un pouvoir qu’il détient sans discontinuer depuis 1997.
C’est un drôle de privilège que de pouvoir susciter une telle colère. On la retrouve sur Internet, où le journaliste, à l’instar du protagoniste de Maupassant dans Bel-Ami, est accusé pêle-mêle d’être « en service commandé d’un régime en fin de cycle », d’être une « plume barbouzarde » ou encore un « publireporter de luxe ». Cela fait beaucoup pour un seul homme, lequel affecte de prendre cela avec détachement : « Nombreux sont les journalistes couvrant l’Afrique à faire l’objet d’insultes », élude-t-il. Certes, mais François Soudan peut prétendre à une place sur le podium des journalistes les plus vilipendés pour ses écrits, sur le continent mais aussi en France.
Réelle admiration pour Kagamé
Pourquoi tant de haines ? Sans doute parce que cet homme austère, aux lunettes rectangulaires et à la démarche lente, cumule. Depuis la fin des années 1970, il officie à Jeune Afrique (JA) – un magazine régulièrement accusé de frayer avec nombre de dictateurs africains et de mélanger rédactionnel et business. Dans les colonnes du journal fondé au début des années 1960 par Béchir Ben Yahmed, un ancien politique proche de Bourguiba, il défend, d’une plume acérée et alerte, des positions politiquement incorrectes.
Comme dans cet édito de la fin septembre intitulé « Aux urnes, Congolais ! », où il ferraille : « Pourquoi les Africains seraient les seuls à devoir respecter, les mains liées dans le dos, des lois fondamentales d’inspiration coloniale qu’ils n’ont le plus souvent pas écrites eux-mêmes ? » Et de s’en prendre aux « bien-pensants » du nord de la Méditerranée : « La limitation des mandats a, en Afrique, ses partisans et ses détracteurs. Ce n’est pas parce que les premiers sont de loin les plus audibles, les mieux connectés et les mieux relayés par l’Occident auprès des médias et des ONG que les seconds n’existent pas et n’ont pas d’arguments. »
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Il y a quelques semaines, François Soudan a également publié un livre d’entretiens avec l’homme qui accuse la France d’être « complice » d’un génocide, Paul Kagamé, le président du Rwanda1. Dans ces pages perce une réelle admiration – de la complaisance diront certains – pour l’autocrate de Kigali, au moment où ce dernier est taxé de dérive autoritaire et fortement critiqué par des pays qui l’ont pourtant soutenu à bout de bras jusqu’ici, la Grande-Bretagne et les Etats-Unis. Une chose est sûre : il sera difficile de traiter François Soudan d’opportuniste…
Développement et sécurité contre libertés publiques
Droit dans ses bottes, Soudan assume tout. Le Congo, le Rwanda, les éditos, les entretiens avec les potentats africains et le reste. « J’écris ce que je pense, et je ne demande qu’une seule chose : qu’on me juge là-dessus. Est-ce que je me trompe ou pas dans mes analyses ? » Décryptage d’un collègue de JA : « Il a une vraie fascination pour les hommes forts, ceux dont il pense qu’ils ont une vision pour leur pays. »
Soudan, qui affiche une « sensibilité de gauche », ne dément pas. « Ce qui m’intéresse, c’est comment les gens vivent en Afrique, ce que font les dirigeants pour leurs populations sur le plan de la santé, de l’éducation, du développement économique… » Or, dans tous ces domaines, Paul Kagamé a engrangé de réels succès. Priorité au développement et à la sécurité, au détriment des libertés publiques : le débat dure depuis les indépendances et François Soudan, lui, a tranché. Sans état d’âme. « Il a fait le choix des dirigeants, pas celui des sociétés civiles », déplore un confrère de JA.
« QUI A DIT QUE LA PANTHÈRE MBOCHIE AVAIT TROQUÉ SES GRIFFES POUR LES PATTES DE VELOURS D’UN MATOU DE COMPAGNIE ? »
Ce qui n’empêche pas, au contraire, un certain lyrisme, devenu au fil des années sa marque de fabrique. Ainsi son portrait, fin août, du président congolais en chef de guerre avant la bataille du référendum : « Trempé, stoïque mais heureux, c’est un Denis Sassou-Nguesso nu tête et incurablement élégant qui, debout dans son véhicule de commandement, a passé en revue les troupes (…), droit comme un baobab sous l’averse équatoriale », écrit François Soudan, qui n’hésite pas à suggérer que le maître de Brazzaville vient d’être « béni » par ces pluies inopinées.
Et le journaliste de poursuivre : « Ce soir de fête nationale, il dansera la rumba sous l’œil de ses hôtes épuisés. Qui a dit que la panthère mbochie avait troqué ses griffes pour les pattes de velours d’un matou de compagnie ? » L’article, qui salue le « bilan » du président, ne mentionne pas qu’il a déjà passé trente ans au pouvoir et que la modification de la Constitution va lui permettre de se maintenir jusqu’en… 2031.
« L’Afrique, pour moi, n’est pas une terre étrangère »
« L’Afrique, pour moi, ce n’est pas une terre étrangère. L’Afrique, je la vis tous les jours, au sein de ma famille », justifie François Soudan en allumant une cigarette. Il a en effet épousé une « nièce » du président Denis Sassou-Nguesso (en réalité une parente éloignée). Le couple a deux filles, aujourd’hui âgées de 11 et 17 ans, scolarisées à Paris. Journaliste de formation, entrée en politique dans les années 1990, Arlette Soudan-Nonault vit et travaille à Brazzaville, où elle dirige une école privée, l’institut Saint-François d’Assise. François Soudan, lui, prend chaque été ses quartiers au Congo, où il passe pour un proche du clan Sassou, sans en être un intime.
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Mais Arlette Soudan-Nonault est aussi et surtout membre du bureau politique du parti de « Sassou », le PCT (Parti congolais du travail). Toujours imperturbable, François Soudan n’y voit aucun conflit d’intérêts. « Plusieurs fois, par mes éditos, j’ai mis ma femme en difficulté, et je ne vois pas pourquoi je devrais arrêter d’écrire sur ce pays », dit-il. Heureux hasard, les deux époux étaient, en tout cas, sur la même ligne à propos du dernier référendum. « Dans n’importe quel autre journal, on aurait demandé à Soudan de ne plus écrire une ligne sur le Congo-Brazza », dit un confrère africain. Oui mais, justement, Jeune Afrique n’est pas un journal comme les autres.
Du journaliste couvrant le continent à l’amateur éclairé, en passant par les africanistes de tout poil, tous achètent JA chaque lundi et le lisent, parfois en se pinçant le nez. Car l’hebdo panafricain exhale depuis longtemps un fumet particulier, un mélange troublant de rédactionnel et de commercial. La parution d’un entretien avec un dirigeant africain ne s’accompagne-t-elle pas, bien souvent, d’un supplément économique, dans lequel figurent en bonne place des pubs du pays concerné ? « Parfois on doit partir en urgence dans tel ou tel Etat pour monter un dossier parce que la régie publicitaire a prévendu de la pub », témoigne un collaborateur du magazine.
Noir ou arabe
Soudan est très bien payé, mieux qu’un directeur de quotidien, assure l’un de ses proches, mais il a tout sauf la réputation d’être un homme d’argent. Habillé sobrement, il n’affiche aucun goût de luxe ostentatoire. Et réfute en bloc les accusations de publireportages qui lui sont adressées à propos de ses entretiens fleuves avec Kagamé, Gbagbo, Bozizé ou « Sassou » : « Ces interviews, on les publie d’abord parce que cela se vend bien et puis c’est intéressant à faire. Les articles du dossier économique sont de vrais papiers, et différentes sensibilités s’expriment sur un même sujet dans le journal. » S’il n’en profite pas personnellement, ses bonnes relations avec le pouvoir à Brazzaville sont mises à profit par la régie publicitaire du journal, qui « décroche tous les gros contrats en termes de communication distillés par le pouvoir », relève un journaliste en vue à Brazzaville.
L’homme est si discret que, sur le continent, beaucoup ont longtemps cru, du fait de son patronyme, qu’il était noir ou arabe. Ou qu’il avait pris un pseudo. « Je suis un pur Ch’ti », s’amuse François Soudan, né en 1952 au sein d’une famille de trois enfants, d’un père médecin et d’une mère au foyer. Aucune prédisposition particulière pour l’Afrique, dont il foule le sol pour la première fois au Bénin (à l’époque le Dahomey), au début des années 1970, pour y effectuer son service militaire en tant que coopérant. « Du jour au lendemain, je me suis retrouvé prof dans la brousse près de Ouidah, sans aucune formation. Je logeais dans des conditions rustiques, c’était vraiment intéressant. »
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Suffisamment pour déterminer une vocation et, finalement, toute une vie. De retour en France, François Soudan achève ses études à l’Ecole supérieure de journalisme de Lille (ESJ), puis à Sciences Po Grenoble. Dans un contexte encore très marqué par la décolonisation, le jeune homme aux cheveux longs fait un mémoire sur le premier parti politique panafricain, le Rassemblement démocratique africain (RDA), créé en 1946 au Soudan français (l’actuel Mali). Son diplôme en poche, il écrit à différentes rédactions pour trouver du boulot. « C’était une autre époque en termes d’emploi, se souvient-il, j’ai eu tout de suite plusieurs réponses positives, notamment dans la presse régionale. » Mais aussi celle de Jeune Afrique. Ce sera donc Jeune Afrique.
« Une sorte de Yalta »
Il y entre en 1977, et va gravir tous les échelons de la rédaction jusqu’au sommet. « Je suis une anomalie », s’amuse-t-il, dans une allusion au turn-over traditionnel au sein de l’hebdo de Béchir Ben Yahmed. Un homme exigeant, autoritaire, pour ne pas dire caractériel, qui a usé nombre de ses collaborateurs, partis avec pertes et fracas, ou plus discrètement, avec des bleus à l’âme.
François Soudan, lui, est toujours là, fidèle au poste. Et, sans qu’on ne lui ait rien demandé, il fait l’éloge de son mentor auquel il a succédé en 2007 à la tête de la rédaction : « Je lui dois énormément, j’ai beaucoup appris à ses côtés. » Aujourd’hui âgé de 87 ans, celui qu’on désigne par ses initiales, « BBY » (comme on le fait pour des leaders africains), ne dirige plus la rédaction au quotidien. Il n’en est pas moins à son bureau tous les matins, à 7 h 30.
Depuis près dix ans, c’est un binôme, à défaut d’être un tandem, qui anime, souvent en alternance, la conférence de rédaction, chaque mardi à 11 heures : François Soudan et l’un des fils de BBY, Marwane Ben Yahmed. « Ils ont fait une sorte de Yalta : à chacun ses pays de prédilection où l’autre ne met pas les pieds », note un membre de la rédaction.
A chacun ses amis aussi : lors de la crise ivoirienne en 2011, François Soudan soutient Laurent Gbagbo jusqu’au bout alors que Marwane Ben Yahmed est très proche d’Alassane Ouattara. C’est aussi le fils de BBY qui « traite » Ali Bongo et « traitait » Blaise Compaoré ou le clan Ben Ali en Tunisie. Quant à l’autre fils de BBY, Amir, il gère la partie commerciale et notamment les événements très lucratifs organisés par JA.
« Le côté obscur de la Force »
François Soudan, fort de son ancienneté et de son expérience, est-il le vrai patron ? « Ce serait une erreur de le penser, affirme le juriste Albert Bourgi, qui y fut longtemps éditorialiste. Ce journal n’a qu’un seul chef, c’est Béchir Ben Yahmed. » Un lien très particulier, fondé sur un respect mutuel, unit les deux hommes. BBY fait passer des petites « notes vertes » (des fiches) à Soudan pour lui suggérer tel ou tel sujet. « Ils se comprennent à demi-mot », ajoute Bourgi. Soudan n’est certes pas le dauphin officiel de Béchir Ben Yahmed, mais sans doute son fils spirituel, et c’est bien lui qui fait tourner la rédaction de la rue d’Auteuil.
« C’est un sacré bosseur, un ascète, il relit tout, relève un autre journaliste. Les confidentiels, c’est lui. La plupart des scoops de JA, c’est lui. Quand le journal est en panne de “cover”, il en sort une de son chapeau au dernier moment. » Le professionnalisme de Soudan est salué par ses confrères. « Un fin connaisseur du continent », concède Albert Bourgi. « Une très belle plume », renchérit Francis Kpatindé, un autre ancien du journal, parti en 2005.
Des éloges que viennent contrer d’autres jugements, d’autant plus sévères que leurs auteurs préfèrent garder l’anonymat : « Soudan, c’est Dark Vador, lâche un confrère coutumier du continent. Il est passé du côté obscur de la Force. » Résumé d’un autre, bon connaisseur de la Françafrique : « Un journaliste talentueux, qui a vendu son âme au diable. »
Sur le terrain, François Soudan fait cavalier seul. « Dans les voyages officiels, il est un peu à part, toujours avec une pile de journaux impressionnante qu’il dévore entièrement », se remémore Antoine Glaser, l’ancien directeur de la Lettre du continent. Et plutôt que de dîner avec un collègue de passage à Conakry lors d’un reportage en Guinée, il préfère passer la soirée avec l’un de ses copains sur le continent, le président Alpha Condé, qui compte parmi ses conseillers Albert Bourgi.
« Le jour où il partira, le journal aura du mal à s’en remettre », relève Francis Kpatindé. A 63 ans, François Soudan finira sa carrière où il l’a commencée, rue d’Auteuil. Quitte à cautionner un dispositif journalistico-commercial peu orthodoxe et à défendre, envers et souvent contre tous, des positions qui ne le sont pas moins. « Soudan, c’est le Blanc qui prend le parti de l’Afrique, comme s’il s’identifiait totalement à elle », résume un spécialiste du continent. Ou du moins à l’idée qu’il s’en fait.