En Egypte, un coup d’Etat larvé
Coup d’Etat “en douceur”, putsch militaire à peine déguisé, coup d’Etat “judiciaire” ? Les Egyptiens, rarement à court d’expressions pour qualifier les aventures politiques du pays, ne savaient pas encore, vendredi 15 juin, comment désigner le dernier épisode de l’ère post- Moubarak.
Ils n’ont qu’une crainte : le pays, à deux jours de l’élection présidentielle du 17 juin, risque de sombrer dans le chaos politique. Ils ont une certitude : la décision, jeudi, de la Haute Cour constitutionnelle d’annuler le scrutin législatif de novembre 2011 – janvier 2012 n’est pas le fait de magistrats indépendants. Elle a été rendue par une cour peuplée de juges nommés par l’ancien régime et qui n’aurait pas agi sans le feu vert, voire l’ordre, des militaires.
Depuis la chute d’Hosni Moubarak en février 2011, la réalité du pouvoir est assurée par l’armée. Le pays est dirigé – si l’on peut dire – par ce Conseil suprême des forces armées (CSFA), qui a eu la sagesse de laisser tomber le vieux raïs devant la colère de la rue.
Mais, depuis, le soupçon est là : l’armée veut garder le pouvoir. Elle ne se résigne pas à perdre les privilèges financiers, économiques, sociaux et politiques qui sont les siens et qui font d’elle une caste privilégiée au bord du Nil. Une nomenclature attachée à ses complexes industriels et agricoles, à ses clubs de sport et à ses villas ; un groupe d’autocrates, aussi, qui n’imagine pas que l’Egypte puisse être gouvernée autrement que par une dictature.
L’armée était censée garantir le processus électoral en cours et assurer la transition vers la démocratie. Elle paraît décidée à torpiller l’un et l’autre. Son bras judiciaire, la Haute Cour, vient de prendre deux décisions en ce sens.
Contrairement à ce qui semblait être la règle, elle a d’abord validé la candidature à l’élection présidentielle d’Ahmad Chafik, ex-chef d’état-major et dernier premier ministre de M. Moubarak. Elle a ensuite invalidé le scrutin législatif de novembre 2011 – janvier 2012, la première élection libre dans le pays.
Les Frères musulmans – les tenants de l’islam politique – ont quelques raisons de se sentir visés. Ils dominent le Parlement, et leur candidat à la présidence, Mohamed Morsi, devance de peu M. Chafik à l’issue du premier tour de l’élection présidentielle.
Les militaires peuvent faire élire M. Chafik à la tête de l’Etat. Celui-ci peut obtenir l’élection d’un Parlement où les Frères ne seront pas aussi puissants – et celui-ci rédigera une Constitution qui restera favorable à l’armée…
Les Frères ont beaucoup à se reprocher. Ils ont péché par volonté de domination. Mais cette triste histoire ne se résume pas à un conflit entre eux et les militaires. Tout ce que le pays compte de libéraux, ceux-là mêmes qui ont incarné l’esprit de la place Tahrir, porte sa part de responsabilités dans le gâchis en cours. Unis, ils auraient constitué une vraie force politique, de taille au moins égale à celle des Frères. Ils s’en sont montrés incapables.
L’armée ramasse la mise. Au risque de voir les Egyptiens redescendre dans la rue.
Editorial le monde